Par Paulo David

Michel Bonnet observe depuis très longtemps les enfants au travail. Il est même souvent qualifié d'«expert international» dans le domaine. Cependant, son ouvrage n'est pas simplement celui d'un expert. Il est celui d'un homme avant tout marqué par son riche parcours d'ouvrier, de prêtre, de militant et de fonctionnaire international. Michel Bonnet dépasse l'expertise technique et politique, simplement en revenant à une perspective humaine de la problématique. Pour cela, l'auteur tente, souvent avec un succès dû à son immense expérience, de comprendre le travail des enfants au travers d’eux-mêmes, qui en sont les principaux acteurs, et au travers de leur relation avec les matériaux, les outils et l’entourage; ces relations varient d’ailleurs énormément selon que l’enfant travaille en famille ou en entreprise. Grâce à cette approche, le lecteur découvre les opinions et sentiments des enfants exploités, qui sont parfois surprenants et souvent à contre-courant de l’opinion dominante. Ainsi on apprend que la plupart des enfants travailleurs désirent avant tout gagner une dignité dans leur travail, et pas forcément abandonner ce dernier; ils développent des stratégies face à l’emploi et l’employeur, ils cherchent à être reconnus comme partenaires qualifiés d'un contrat social où la société leur rendrait ce qu'ils lui donnent. Une quête de la réciprocité. «Dites à l'ONU qu'il faudrait une loi pour ne pas mettre de- hors de l'usine les enfants quand ils veulent travailler, et puis une autre loi pour qu'on puisse étudier un peu même quand on travaille», lui glissait un jour un enfant exploité de 15 ans.

Pour Michel Bonnet, le regard porté sur l'enfant travailleur détermine la condition de cet enfant. Et force est de constater, selon l'auteur, que l'analyse offerte par les institutions humanitaires et par conséquent l'action qui en découle sont totalement inappropriées. «Le travail des enfants est une sorte de fantôme qui hante nos esprits», explique-t-il. Car le travail des enfants nous ramène à nous-mêmes et nous fait peur. Les remèdes concoctés par les Etats ainsi que par le BIT, l'UNICEF et les autres n’agissent pas, explique Michel Bonnet: «Les enfants restent au travail, le fantôme continue de rôder et je n'ai pas exorcisé ma peur». Pour l'auteur, le regard charitable est nocif; il doit faire place à une vision de partenariat avec l'enfant exploité. Mais le partenariat existe seulement lorsqu’il y a pleine égalité …

Une égalité synonyme d'utopie lorsque l'on vit son enfance en dessous du seuil de pauvreté. Ce seuil qui détermine un monde dont l'homme et la femme occidentaux ne comprennent ni les signaux, ni les fondements. Michel Bonnet raconte comment, lorsqu'il rencontre des enfants travailleurs, il voit la richesse en eux et explique que «l'adulte, lui, doit s'élever à leur niveau d'engagement, de solidarité, d'enthousias-me ou d’espérance». C'est la seule condition pour le changement réel, une véritable révolution.

Michel Bonnet a probablement vu tellement de regards brimés par la souffrance qu’il y a puisé le courage d'avouer son impuissance face à l'exploitation des enfants. Le regard que Bonnet porte est riche, et par conséquent ses réponses sont généralement autant de questions pertinentes. Eduquer les travailleurs? Oui, mais… est-ce vraiment possible? Prôner cette solution illusoire compte tenu de l’inaccessibilité et de l’inadéquation du système scolaire, n'est-ce pas précisément participer à l'ordre établi par les adultes? En revanche, l’accès et la maîtrise de l’écrit restent un acte déterminant; dans cette perspective, la demande de l’enfant de pouvoir étudier «devient fondamentalement une revendication d’ordre politique».

Le livre de Michel Bonnet devrait être lu par chaque citoyen et citoyenne du monde. Finalement, il ne soulève pas la question du travail des enfants, mais révèle celle de la condition humaine. Quel est notre rôle dans la société? Quelle est notre relation à nous-mêmes, aux autres et surtout aux enfants? Donne-t-on véritablement la parole à ces derniers? Cet ouvrage, rédigé par un francophone — ce n'est certainement pas un hasard — offre aussi une réflexion qui ébranle les vérités de l'establishment politique et de la coopération internationale, si souvent écrasé par le surpuissant anglo-saxonisme. Pour cette raison, cet ouvrage mériterait incontestablement d'être traduit vers l'anglais.

En écrivant Regards sur les enfants travailleurs, Michel Bonnet est probablement ressorti épuisé de cette recherche de l'autre. La colère, qui est si souvent carburant de l'action, apparaît dans certains passages du livre et dans sa conclusion: «Pour les enfants travailleurs dont le présent et l’avenir n’offrent d’autre alternative que de courber l’échine pour passer sous les fourches Caudines d’un ordre mondial aussi injuste qu’intraitable, éduquer signifie conduire hors d’une culture de la soumission pour entrer dans une culture de la résistance. Attention! Danger! L’enfant travailleur risque de me répondre: es-tu un collaborateur de l’ordre établi ou un résistant?».